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un jour en avion
26 mai 2016

L'union nationale n'existe pas

Un débat démocratique vivant s’accommode mal de l’étouffement des différences d’opinion: l'essentiel est avant tout qu'il conserve sa civilité. La plupart des commentateurs l’ont remarqué: après les attentats commis à Paris et Saint-Denis vendredi 13 novembre, l’union ou même l’unité nationale n’auront guère tenu que quelques heures. Faut-il s’en étonner, ou même le déplorer? Remise en perspective historique, la situation ne présente en fait guère d’originalité. Envisagée sous l’angle de théories normatives sur la démocratie, c’est peut-être même le phénomène contraire qui serait alarmant. Il serait dommageable que l’émotion conduise à réduire la qualité et le périmètre du débat public. Des occurrences rares dans l’histoire du pays Dans un article de 1985, l’historien Jean-Jacques Becker remarquait que «l’Union sacrée» comme quasi-unanimité nationale ne s’était réalisée qu’en août 1914. A cette date et dans les quelques mois qui suivirent, presque la totalité des forces politiques et sociales communient en effet dans la «défense nationale». Celle-ci s’impose comme le point de ralliement d’acteurs qui assument leurs désaccords du passé, leurs divergences sur le sens de la guerre et leurs différentes visions de l’avenir, mais se rejoignent concrètement dans l’organisation de la défense du pays. Cette Union sacrée se désagrège cependant en raison de la durée du conflit et passe du statut de «pratique» à celui de «théorie»: sa référence est alors mobilisée non pour dépasser les différences mais les nier au profit d’une politique qui s’impose aux autres. Par la suite, Becker remarque que l’Union sacrée comme pratique ne s’observe plus (même lors des grands moments de crise comme l’été 1939), au contraire d’unions parfois larges mais partielles, ou d’unions proclamées théoriquement. Dans ce dernier cas, ce sont les doctrines de rassemblement national qui s’expriment, mais elles ne représentent paradoxalement qu’un projet politique parmi d’autres en compétition, et ne mobilisent qu’une fraction de la population. Plus près de nous, les attentats de janvier 2015 confirment la règle. Dans un texte pour La vie des idées, le politiste Pierre-Yves Baudot a bien montré combien le consensus symbolisé par la marche du 11 janvier était plus apparent que réel. Non seulement l’homogénéité des marcheurs a été postulée en ignorant l’écart existant entre une participation à un événement et l’adhésion à un message (au demeurant difficile à cerner), mais le consensus n’existait que par le… silence respecté par les acteurs politiques. Ceux-ci n’ont pas dépassé leurs divergences mais ont temporairement accepté de «suspendre [les] logiques de distinction» qu’ils poursuivent en temps normal. Très justement, Baudot concluait son texte en affirmant que le caractère temporaire de «l’esprit de janvier» ne devait pas être déploré, dans la mesure où un débat démocratique vivant s’accommode mal de l’étouffement des différences d’opinion. De fait, au-delà du constat que les précédents d’unanimisme national sont historiquement rares, on peut défendre sur un plan normatif que ce genre de situation n’est souhaitable que dans un registre limité. L’existence du conflit est fondamentale en démocratie D’ailleurs, de nombreuses doctrines politiques (ou du moins certains de leurs courants) tolèrent ou mettent en avant le rôle du conflit dans un régime qui se veut démocratique. Pour bien des libéraux, le pluralisme et une société civile mobilisée sont des garanties contre l’oppression politique, et supposent la compétition des idées politiques et leur libre délibération dans l’espace public. La Marseillaise au Congrès de Versailles, lundi 16 novembre. REUTERS/Philippe Wojazer. Pour tout un pan de la tradition républicaine, dans la lignée de Machiavel, le conflit ne doit pas être considéré comme un problème au sein d’une communauté politique. Au contraire, l’expression des antagonismes lui conférerait une capacité d’intégration et d’adaptation étrangère aux régimes autoritaires: le dissensus constitue pour les dominés un moyen d’en appeler à la réduction de l’arbitraire qui pèse sur eux, et pour la collectivité une façon d’atteindre le bien commun plus efficiente que l’imposition d’une volonté non soumise à la critique. Selon les partisans d’une «démocratie radicale», enfin, ce régime est une façon de prendre acte de l’absence d’un principe extérieur, transcendant, qui s’imposerait aux hommes. Pour cette raison, ceux-ci ne peuvent construire leurs identités et décider des principes de la communauté politique qu’en s’opposant, à condition que ce qu’ils instituent soit toujours discutable et rediscuté. Et de fait, l’activité politique consiste précisément en cette dialectique entre la production d’un ordre et sa contestation selon des voies (relativement) pacifiques. «Lutte» et «intégration» sont en tension permanente. Sous ce prisme, la politique consiste dans la canalisation pacifique des conflits structuraux parcourant la société, la guerre ou l’écrasement définitif du pluralisme représentant alors son échec et sa disparition. Le conflit n’est productif qu’en l’absence de «cruauté» Cette conception est exprimée autrement chez le philosophe Etienne Balibar, dont les réflexions nous ramènent à la situation présente. Selon lui, la politique est tour à tour insurrection et institutionnalisation, retravaillant sans cesse les contours de la citoyenneté à travers les conflits qui naissent d’une démocratisation toujours partielle de la société. Une condition est toutefois nécessaire pour que ce processus historique se produise: la «civilité», que Balibar oppose à la «cruauté». Dans le premier cas, la violence ne disparaît jamais mais se convertit en activité politique, avec des gains plus ou moins étendus vis-à-vis des pouvoirs institués. Dans le second cas, la violence est «sans bornes et/ou sans adresse»[1], brutalisation de la société par le pouvoir lui-même ou des acteurs infra-étatiques. S’il y a un domaine où l’union nationale est souhaitable, ce serait la préservation de la civilité Les actes terroristes dont la France a été victime en 2015 relèvent de cette catégorie de «cruauté». En effet, si l’abjecte administration de la mort à des individus présents «au mauvais endroit et au mauvais moment» aboutit à une restriction des libertés et parvient à jeter la population contre une communauté essentialisée, alors l’espace public où la politique est possible se retrouve détruit. Moins dramatiquement, la définition précipitée de la riposte et la relégation d’autres enjeux (socio-économiques, écologiques) à un rang secondaire du débat public sont une autre façon de restreindre le périmètre de la délibération démocratique. S’il y a un domaine où l’union nationale est souhaitable, ce serait donc la préservation de la civilité. C’est la raison pour laquelle, sur un plan politique, les dénonciations de la «fausse unanimité» de «l’esprit du 11 janvier», ou des internautes qui utilisent le drapeau tricolore pour leurs profils Facebook, nous apparaissent à la fois peu convaincantes et peu utiles. Il est évident que ceux qui ont marché en janvier, ou qui ont exprimé de cette façon leur compassion en novembre, sont séparés par une multitude d’intérêts et de valeurs antagonistes; sauf peut-être une seule, mais qui est indispensable à l’expression nécessaire de tous les autres désaccords: le refus d’une violence inconvertible en politique.

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